Près de sept millions
de suffrages pour Marine Le Pen, plus encore pour un Sarkozy qui n’a
fait depuis cinq ans qu’attiser la haine des musulmans et des immigrés, et pas un membre du Parti socialiste, sur les plateaux de télévisions, pour prononcer le mot « racisme ».
Pas un mot de condamnation morale, pas un slogan antiraciste de base,
tous reprennent en revanche, en choeur avec les sarkozystes, la
thématique du « vote de protestation » et des « Français qui
souffrent ». Les sondeurs présents sur les plateaux ont beau venir leur
rappeler que la motivation numéro un du vote Le Pen est l’hostilité à
l’encontre des immigrés, et que les électeurs eux-mêmes la mettent en
avant, on continue de « tendre la main » à ces Français qui souffrent,
en leur promettant des « solutions à leurs problèmes » - la palme en la
matière revenant, en cette soirée du 22 avril 2012, à Ségolène Royal. À
mots très, très couverts, le message n’en est pas moins clair : nous
n’avons rien à reprocher à votre vote, nous comprenons parfaitement que
la présence d’immigrés vous fasse souffrir, et nous sommes prêts à
éradiquer ce fléau qui vous cause tant de douleurs... C’est en somme,
portés à un point où ils l’avaient rarement été, toute la complaisance
des partis de gouvernement à l’encontre du Front National, et tout le
mépris de ces partis pour les immigrés, les étrangers ou les non-blancs,
qui se sont exhibés, ce soir, en un honteux spectacle. Une attitude qui
a déjà fait ses preuves, depuis trente ans, en termes de lepénisation des esprits.
Le texte qui suit revient sur ces trente années, et sur cette notion de
lepénisation qui, pour analyser la vie politique française, n’a hélas
pas fini de servir.
La
présence de Jean-Marie Le Pen au second tour à l’élection
présidentielle en 2002, l’existence d’une profonde discrimination selon
l’origine réelle ou supposée, les profanations de lieux religieux
(synagogues, mosquées, cimetières) : tous ces phénomènes et bien
d’autres témoignent de la persistance d’un profond racisme en France.
Depuis longtemps, philosophes, historiens, sociologues, mais aussi
militants anti-racistes se sont efforcés d’expliquer ce phénomène, et
depuis 2002 une explication semble s’être s’imposée : le racisme se
nourrit des effets de la crise économique - chômage, précarité,
détérioration des liens sociaux et des conditions de vie dans les
quartiers populaires. Une explication insuffisante, voire pernicieuse,
que le concept de "lepénisation" permet de contester.
Cette explication, que semble étayer le fort taux de vote pour le
candidat du Front national parmi les ouvriers, présente un intérêt
certain : plutôt que de renvoyer à des processus psychologiques, voire à
une nature humaine invariablement méfiante par rapport à l’étranger,
elle souligne l’impact de processus sociaux et économiques. Le racisme
est ainsi appréhendé comme une production sociale. Pourtant, en le
ramenant à un simple comportement de protestation, ce schéma ne prend
pas en compte les opinions racistes comme des phénomènes autonomes, non
réductibles à l’expression d’une colère sociale. Il tend également à
passer sous silence les conséquences concrètes du racisme pour les
populations qui le subissent. Enfin, il repose sur un certain nombre de
présupposés qu’Annie Collovald s’est récemment attachée à réfuter.
Dans ce livre important,
Le « populisme du FN », un dangereux contresens,
l’auteure montre, à l’aide de données électorales précises, le
caractère erroné des analyses qui voient dans les classes populaires les
principaux soutiens du Front national. Intégrer l’abstention et la non
inscription sur les listes électorales, beaucoup plus importantes chez
les classes populaires, permet de donner une plus juste mesure du
pourcentage d’électeurs FN au sein de cette population. Les commerçants
et professions indépendantes apparaissent alors comme les premiers
soutiens du parti d’extrême droite. Dans son livre, Annie Collovald
retrace la genèse de ce sens devenu commun chez les spécialistes du
commentaire politique, et surtout, elle invite à s’interroger sur ses
effets sociaux. Avec cette analyse, en effet, s’impose « la figure
fantasmatique d’un peuple menaçant pour la stabilité de la démocratie »,
« délégitimant tous ceux pour qui le “peuple“ est une cause à défendre
au profit de la légitimation de ceux qui pour qui le “peuple“ est un
problème à résoudre » [
1]. Le peuple porterait ainsi une responsabilité, compréhensible mais écrasante, dans la persistance du racisme en France.
Centrant l’explication de la crise de la démocratie et de la
représentation politique sur les classes populaires, cette analyse a
aussi pour effet d’exonérer les élites politiques et médiatiques de
toute responsabilité. Or c’est précisément le rôle joué par la classe
politique et les médias dans la montée du Front national que nous
voudrions souligner, ouvrant ainsi à une autre approche du racisme. Le
racisme, comme nous avons voulu l’expliquer dans notre
Dictionnaire de la lepénisation des esprits [
2],
n’est pas, ou pas spécialement, une caractéristique de la « France d’en
bas » ; il est même, à beaucoup d’égards, une production de la « France
d’en haut », et le résultat de la réappropriation dans ses discours de
grilles d’analyse, d’arguments, de schémas de pensée d’extrême droite. À
quelle réalité renvoie ce que le ministre socialiste Robert Badinter
avait, le premier, qualifié de « lepénisation des esprits » ? Quelle
forme a t-elle prise et jusqu’où s’est-elle étendue ?
Cette histoire n’est pas linéaire, mais deux épisodes marquants s’en
dégagent : la politisation, à partir de la fin des années 1980, de la
question de l’immigration et la focalisation des débats politiques
autour du « problème de l’immigration » ; la montée en force, dans la
seconde moitié des années 1990, des discours sécuritaires centrés sur
les jeunes des classes populaires.
Le "problème de l’immigration"
Longtemps confinée au sein de l’administration [
3],
la question de l’immigration a fait l’objet, à partir de la fin des
années 1970, d’une politisation croissante. Investie par les
associations, les médias, la classe politique, elle est devenue un des
objets de clivages politiques et de débats publics. Mais, loin d’être
posée de façon « neutre », cette question a été problématisée d’une
certaine manière. Alors que les mouvements et les associations de gauche
et d’extrême gauche engagés dans cette cause voyaient leur influence
décliner, l’analyse a été recadrée à la fin des années 1980 sur les
problèmes que poseraient les immigrés (et non plus ceux qu’ils
subissent), que ce soit à la France, à la situation de l’emploi, aux
déficits publics ou encore au niveau de délinquance [
4].
Outre les médias, cette évolution doit beaucoup à un certain nombre
de déclarations politiques prenant pour cible les immigrés. Si des
personnalités de gauche (comme le Président François Mitterrand ou le
Premier Ministre Michel Rocard [
5])
ont pu participer à la désignation des immigrés comme menace, la
lepénisation des esprits est d’abord le fait de la droite. Jusqu’au
début des années 1990, le Parti socialiste cherche à éviter la question
de l’immigration, ou alors met l’accent sur le premier volet du diptyque
sur lequel va reposer la politique d’immigration en France, quels que
soient les gouvernements successifs : l’« intégration » des immigrés
ayant vocation à rester sur le territoire français et l’éloignement des
irréguliers. Au Parti communiste, les amalgames entretenus entre drogue,
délinquance et immigration sont régulièrement repris par certains
maires (notamment ceux de Vitry et de Montigny-lès-Cormeilles). La
direction nationale, qui initialement leur apporte son soutien, évolue
toutefois, à partir de la fin des années 1980, vers d’autres positions
sur la question de l’immigration, soulignant la négation des droits de
l’homme et l’exploitation économique des sans papiers.
C’est donc avant tout à droite, et depuis la décision de fermer les
frontières en 1974, que se développent les discours les plus répressifs à
l’encontre de l’immigration, d’abord en vue d’encourager les retours
d’immigrés installés en France, ensuite, devant l’échec de cette
politique, pour lutter contre les arrivées régulières et irrégulières.
En 1986, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, s’illustre en
procédant à l’expulsion collective de « 101 Maliens ». Des pratiques et
un discours répressifs s’imposent, toujours plus médiatisés et
progressivement banalisés en dépit des protestations qui peuvent
s’exprimer.
L’orientation répressive se renforce au fur et à mesure que l’échec
de la politique économique libérale « dure » menée par le gouvernement
Chirac en 1986 apparaît patent. La question de l’immigration va devenir,
après 1988, un vrai cheval de bataille. Un angle d’attaque privilégié
est ainsi trouvé pour attaquer la gestion de la gauche. Mais l’objectif
consiste aussi, en multipliant les déclarations de « fermeté » à
l’encontre des immigrés, à récupérer les voix du Front national, dans
les années où ce parti se développe considérablement, jusqu’à conquérir
plusieurs sièges à l’Assemblée nationale et dans les conseils régionaux,
ainsi que quelques mairies.
Au sein du discours qui se développe ainsi, deux idées, directement
issues de la rhétorique d’extrême droite, reviennent sans cesse, pour
gagner un caractère d’évidence de plus en plus partagée. La thématique
de la menace va d’abord s’incarner dans la dénonciation d’une
« invasion ».
Invasion
« Nous sommes victimes d’une invasion apparemment pacifique mais
qui, évidemment, nous menace mortellement dans notre identité et notre
sécurité », Jean-Marie Le Pen
« Le type de problèmes auxquels nous allons être confrontés n’est plus l’immigration, mais l’invasion », Valérie Giscard d’Estaing, UDF
« Intrusion, occupation, invasion. Les trois mots sont exacts.
Pour invasion, je suis reparti consulter le dictionnaire qui donne deux
définitions : action de pénétrer et de se répandre dangereusement. Et il
n’est pas innocent de le comprendre. Un million de clandestins, c’est
l’effectif de cent divisions, non armées certes, mais qui pèsent
lourdement sur les conditions de notre existence et de notre identité
nationale », Michel Poniatowski, UDF
« Ce qui était une immigration de renfort démographique devient une immigration de substitution de peuplement », Jean-Louis Debré, RPR
« Je suis maire d’une commune dans laquelle se trouvent des écoles où il y a 60
de non francophones. Je le dis calmement avec sérénité. Cela pose des
problèmes aux élus locaux et cela posera dans l’avenir aux Français des
problèmes considérables (...) Dans les Bouches-du-Rhône, si l’évolution
actuelle se poursuit, s’il n’y a pas de diminution de la communauté
étrangère, dans quelques années (probablement avant la fin du siècle),
il y aura plus d’étrangers que de Français de souche », François Léotard, UDF
« Osons avancer une hypothèse : si 10% des 500 millions de jeunes
Africains que l’Afrique comptera en 2025 venaient tenter leur chance en
Europe chaque année, ce sont entre 30 et 50 millions de jeunes Africains
qui arriveraient, soit la population d’un pays comme l’Espagne, c’est
dire l’ampleur du problème que nous avons à gérer », Daniel Colin, RPR
« Les nations existent. Chacun défend son existence légitimement », Jean-Pierre Chevènement, MDC [
6]
Ce vieux thème de l’extrême droite française, très prisé par
Jean-Marie Le Pen, a été repris explicitement par la droite
parlementaire au début des années 1980. « Il faut arrêter cette
invasion », pouvait-on lire en 1983 dans un trac de Roger Chinaud et
Jean-Pierre Bloch (UDF) en faveur du candidat Alain Juppé (RPR). Il est
revenu en force au début des années 1990 et l’on a pu entendre le député
RPR Jacques Myard prophétiser « la guerre civile » si rien n’était fait
pour contenir les « hordes qui déferlent sous la pression démographique
du Sud ». Ce discours fait apparaître les immigrés, non plus seulement
comme des parasites ou comme un « problème » à régler, mais aussi comme
des agresseurs, justifiant ainsi la violence qui leur est faite en la
faisant passer pour un acte de légitime défense. Basé sur des analyses
erronées (et maintes fois réfutées, notamment sur le lien entre
immigration et chômage, immigration et déficits de la sécurité sociale,
immigration et délinquance [
7]),
ce discours occulte en outre l’histoire d’une autre « migration »,
celle des colonisateurs français dans les pays du Maghreb et de
l’Afrique noire, des violences qu’ils ont perpétrées et de la
déstructuration de ces sociétés qui est aussi un des facteurs des
migrations actuelles.
Ce discours sur l’invasion a été d’autant plus efficace qu’il est
venu se greffer - deuxième thématique sur laquelle nous voudrions
insister ici - sur une certaine conception de la nation française.
L’immigration ne peut en effet être présentée comme un danger pour la
France que parce que celle-ci est conçue comme une entité basée sur une
« identité » homogène et immuable à travers des siècles. Cette nation,
garantie par l’existence d’un socle de populations « de souche »,
héritière de valeurs communes, ne pourrait par conséquent se perpétuer
qu’en limitant l’arrivant de corps « étrangers ». Cette conception
nationaliste, construite sur un modèle « organiciste », nie l’histoire
déjà longue de l’immigration en France, mais aussi les conditions
sociales et économiques de l’intégration des immigrés. Cette vision se
traduit surtout par une série de déclarations sur le « seuil de
tolérance » et d’appels répétés à la mise en œuvre de « quotas ».
Seuil de tolérance
« C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français
noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à
toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à
condition qu’ils restent une petite minorité ; sinon la France ne serait
plus la France. (...) Vous croyez que le corps français peut absorber
dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et
après-demain quarante ? (...) Mon village ne s’appellerait plus
Colombey-les-deux-Eglises, mais Colombey les deux Mosquées ! », Charles de Gaulle
« Il y a une overdose d’immigration », Jacques Chirac, RPR
« Le seuil de tolérance est franchi », Alain Juppé, RPR
« Le seuil de tolérance est dépassé depuis les années 1970 », François Mitterrand
« L’immigration est absorbable à petites doses », Jean-Pierre Chevènement [
8]
L’insécurité et les nouvelles classes dangereuses
La manière de parler de l’immigration connaît certes, durant cette
période, un changement positif : sans doute en raison de la légitimité
acquise par les luttes de sans-papiers, la désignation du « clandestin »
comme figure de la menace est devenue moins efficace, et donc moins
mobilisée. Mais le contre-feu raciste ne tarde pas à se mettre en
place : la « question de l’immigration » laisse la place à celle de
l’« insécurité », et à la thématique de l’invasion venue de l’extérieur
se substituent la mise en garde contre « la délinquance, l’insécurité et
l’incivilité », l’incrimination de mineurs « de plus en plus jeunes et
de plus en plus violents », la désignation de « zones de non droit où la
police ne va plus » et l’invocation d’une « crise de l’autorité, des
repères et des valeurs ». De cette situation, « l’angélisme et le
laxisme » seraient responsables, comme on nous l’a continuellement
répété à partir de 1997.
Cette analyse se généralise dès le début des années 1990. La
politique de la ville mise en œuvre par la gauche sur les quartiers dits
sensibles, axée sur la « participation » des habitants et la
« restauration du lien social », fait alors l’objet de critiques
virulentes. Gérard Larcher explique par exemple dans un rapport
parlementaire que cette politique, trop sociale à son goût, occulte la
responsabilité des habitants et notamment des jeunes dans les problèmes
de ces quartiers.
Mais c’est, il faut bien l’admettre, le retour de la gauche au
pouvoir au printemps 1997 qui marque le tournant décisif puisque cette
dernière opère un spectaculaire ralliement de la gauche gouvernementale à
l’idéologie dite sécuritaire. Le Parti socialiste remporte en effet les
élections de juillet 2007 sur la base d’un programme énonçant « trois
priorités : l’emploi, la santé et l’éducation », et quelques semaines
plus tard, dans son discours d’orientation générale, le premier ministre
Lionel Jospin annonce finalement « deux priorités : l’emploi et la
sécurité ».
Il y a donc eu un choix politique délibéré : rien, ni dans les
sondages ni dans le champ politique, ne pousse alors la gauche à adopter
une telle politique. La droite vient de subir une cinglante défaite
électorale, le Front national connaît une crise profonde en raison de la
scission entre le FN et le MNR, et la délinquance n’arrive qu’au
cinquième rang des « préoccupations des Français », derrière le chômage,
la pauvreté, la maladie et les accidents de la route. Elle ne deviendra
la première préoccupation qu’après plusieurs années d’une intense
campagne médiatique et politique [
9].
Le ralliement de la gauche gouvernementale aux dogmes sécuritaires
est officialisé au colloque de Villepinte en octobre 1997 : Lionel
Jospin et son ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement y
déclarent que « la sécurité est une valeur de gauche », en l’inscrivant
dans la filiation du « droit à la sûreté » de la Déclaration des Droits
de l’Homme. Cette évolution sera légitimée par une série de tribunes,
rapports et expertises fortement médiatisées : rapport sur les mineurs
délinquants des députés socialistes Christine Lazerges et Jean-Pierre
Balduyck publié en avril 1998 (et proposant d’instaurer un couvre-feu et
de « responsabiliser les parents de délinquants » par la suppression
des allocations familiales) ; manifeste lancé en septembre 1998 par neuf
intellectuels, intitulé « Républicains n’ayant plus peur ! » appelant à
refonder la République en « restaurant l’autorité » et en instaurant la
« tolérance zéro des petites infractions » pour les mineurs des
« quartiers sensibles » ; publication en 1999 d’un Que sais-je ? sur les
Violences et insécurités urbaines écrit par un ancien militant
d’extrême droite (Xavier Raufer) et un entrepreneur en sécurité (Alain
Bauer), qui expliquent qu’« au-delà de toutes les théories d’inspiration
sociologique, l’origine la plus certaine du crime, c’est le criminel
lui-même ».
Plusieurs livres ont déjà mis en cause la pertinence du diagnostic
avancé par le gouvernement Jospin pour justifier le virage sécuritaire [
10].
On insistera ici sur ses conséquences. Car ce tournant sécuritaire ne
se limite pas à des discours : il s’est traduit concrètement par une
législation de plus en plus répressive, et une légitimation accrue des
abus policiers [
11].
La loi sur la sécurité quotidienne, votée à la quasi unanimité en 2001,
crée par exemple un nouveau délit, la « fraude habituelle » : les
personnes interpellées dix fois pour fraude dans les transports en
commun sont désormais passibles de six mois de prison et de 7500 euros
d’amendes. Une autre loi votée au même moment autorise les forces de
police à déloger les jeunes qui se regroupent dans les halls d’immeuble,
même si aucun délit n’a été commis.
Ce tournant sécuritaire participe de la lepénisation des esprits dans
la mesure où il entretient et attise la stigmatisation des classes
populaires, et plus particulièrement de la jeunesse immigrée ou issue de
l’immigration, dont la présence et les comportements sont présentés
comme la cause des problèmes. Et si la menace ne semble plus provenir de
l’extérieur du pays, le discours sécuritaire souligne toutefois de
manière quasi-systématique l’origine « étrangère » de ces populations,
en la présentant comme un élément crucial des problèmes sociaux. Le
rapport Bénisiti, rédigé par un député de droite en 2004, constitue
l’aboutissement de ce processus : consacré aux problèmes de délinquance,
il met en cause le bilinguisme des enfants issus de l’immigration et
appelle à stopper l’apprentissage de tout « patois » au sein de ces
familles.
La volonté exprimée par Sarkozy en novembre 2005 d’expulser les
émeutiers étrangers hors de France procède d’une même grille de
lecture : il véhicule sournoisement l’idée que les « agitateurs » sont
forcément des étrangers et consacre un fonctionnement républicain qui,
loin de l’indifférence aux origines dont se prévaut la République, ne
cesse de produire et d’institutionnaliser des catégories ethnicisées et
essentialisées. Des « sauvageons » dont parlait le ministre de
l’intérieur Jean-Pierre Chevènement aux « racailles » évoqués par son
homologue du gouvernement Raffarin, on retrouve ce double processus de
stigmatisation caractéristique des nouvelles classes dangereuses :
l’insistance sur la délinquance et la focalisation sur les origines
étrangères.
La montée en force des grilles de lecture sécuritaires a ainsi
directement conforté l’analyse de Jean-Marie Le Pen selon laquelle les
problèmes sociaux renverraient aux comportements déviants d’une
population étrangère mal intégrée. Cette lepénisation des esprits, qui a
rendu possible la présence du leader du Front national au second tour
des élections présidentielles de 2002 sans même qu’il ait besoin de
faire campagne, a eu des effets redoutables pour la gauche. L’hégémonie
de l’approche raciste et culturaliste des problèmes sociaux s’opère aux
dépens des grilles d’analyse sociales portées par la gauche depuis le
dix-neuvième siècle : l’idée que les déviances sociales ne relèvent pas
simplement de comportements individuels à réprimer mais renvoient à des
causes socio-économiques, sur lesquelles seule une action collective
peut jouer peut jouer.
Et de fait, dès la fin des années 1980, il est devenu quasiment
impossible au sein de la classe politique française d’aborder
l’immigration sans partir du constat d’un problème posé par
l’immigration à la France. C’est donc d’un même mouvement son identité
sociale et son identité anti-raciste qu’abandonne le Parti socialiste :
tout se passe comment si les dirigeants de ce parti avaient renoncé à
voir dans les immigrés et leurs descendants des alliés ou des victimes à
défendre pour les présenter avant tout comme des fauteurs de troubles.
En dépit de la création par la ministre Martine Aubry de l’éphémère
Groupe d’études et de lutte contre les discriminations, ce combat ne
sera jamais une priorité politique, alors même que plusieurs études
témoignent d’une discrimination massive, que ce soit dans l’emploi ou
dans le logement, ou encore face à la police [
12].
Le « péril islamiste »
Depuis lors, on observe une certaine continuité. Au sauvageon
incriminé par Jean-Pierre Chevènement fait écho la racaille dénoncée par
Nicolas Sarkozy. Mais une différence de taille sépare les deux
discours : là où le ministre de Jospin organisait tout son propos autour
d’une opposition entre « la République » porteuse de droit et d’égalité
et les jeunes délinquants en perte de repères, c’est sa propre personne
que Nicolas Sarkozy présente comme recours face à la « racaille ». À
cet égard, ce ne sont plus seulement des relents racistes que l’on
entend mais une valorisation de la figure individuelle du chef guerrier
et viril (comme le sous-entend d’ailleurs la figure phallique du karcher
dans la célèbre saillie du candidat Sarkozy). Une figure
caractéristique du lepénisme comme de tous les fascismes.
Ces figures plus ou moins fantasmées autour desquelles s’est organisé
le débat public – au détriment par exemple du chômeur ou de l’ouvrier –
n’ont cessé d’évoluer, en se focalisant notamment sur l’Islam et sur
deux figures-repoussoir : le barbu et la voilée [
13].
La conception culturaliste et à relents racistes d’un « choc des
civilisations » fait ici sentir son influence, renforcée après le 11
septembre et la campagne bushienne contre l’Irak. Théorisée initialement
par Samuel Huntington, cette thèse s’incarne aujourd’hui dans une doxa
largement reprise en France, opposant un Islam par essence dangereux,
violent et obscurantiste à un Occident incarnant les valeurs de laïcité,
de liberté et d’égalité.
Cette focalisation récente sur les populations maghrébines, d’origine
maghrébine ou plus largement associées au « monde musulman » nous
incite à nous interroger, au-delà de l’influence de l’extrême droite
française, sur le rôle que joue, dans la persistance du racisme,
l’imaginaire et l’idéologie coloniale – une idéologie qui a irrigué
l’ensemble de la classe politique et de la société française [
14].