Monday, August 20, 2012

"Dépasser nos frontières"

Je viens de lire la contribution "Dépasser nos frontières" (www.depassernosfrontieres.eu). Je ne connais pas les signataires, je ne sais pas qui est Mao Peninou, ni Sarah Proust, mais ce texte est à lire de toute urgence. Il aborde la question centrale du rapport idéologique à la mondialisation. Les socialistes ne peuvent pas rester crisper sur la défense de l’État-nation sous prétexte que c'est par ce levier là qu'ils ont dans le passé réussi à lutter contre les méfaits du capitalisme. Aujourd'hui la donne a radicalement changé; le capitalisme est mondialisé et s'est doté de structures de gestion efficaces mondialisées, les forces progressistes doivent elles aussi organiser la lutte pour l'émancipation à l'échelle mondiale. L'oppression du Sud par le Nord de la période coloniale a été remplacée par une généralisation de la domination des peuple par les bourgeoisies locales en accord avec les structures du capitalisme international. Le pouvoir d’État que nous avons conquit ne doit pas être utilisé seulement pour des améliorations, forcément limitées, de la situation française, nous ne pouvons pas rester crisper sur notre pré-carré national, notre combat pour plus de justice dans la répartition des richesses ne peut être efficace que s'il est européen et mondial.

Thursday, August 02, 2012

Efficace, la politique?


Les choix politiques ont sans doute à long terme moins d'effet sur l'état d'une société que ce que nous gens de gauche aimerions croire. Toutes les revendications féministes aussi énergiques fussent-elles n'auraient amené que peu de changement sans l'invention de la machine à laver ou la synthèse de la progestérone. L'apparition de la fabrique et de l'agriculture industrielle a transformé un monde largement paysan en une société urbaine et ouvrière. Marx nous l'a appris, la modification des forces productives entraine la nécessité de la transformation des rapports sociaux et ceci dans un mouvement dialectique qui tend à résoudre la contradiction entre la nouvelle réalité et l'ancienne société. C'est là, dans cette contradiction à résoudre, que la politique trouve sa place. La politique va être le levier qui permet d'infléchir la transformation de la société en vue d'optimiser son rapport à la réalité des infrastructures actuelles, objectives. Optimiser, mais en quel sens: faire en sorte qu'à chaque étape de la transformation sociale le plus grand nombre y trouve le maximum de satisfaction. C’est ça la gauche : le mieux, pour le plus grand nombre.
Ma vision de l'évolution sociale ressemble à la descente d'un fleuve en kayak: il n'est pas question de remonter le courant (réaction), ni de s'arrêter (conservatisme), au plus, avec beaucoup de précaution peut-on essayer de faire une pose sur une des rives pour attendre les retardataires. Mais le mieux c’est de faire en sorte que les obstacles soient évités. Si la politique c'est le pagayeur, le courant c'est quoi alors? Quelque chose comme les forces productives de Marx. Disons l'économie, pour ceux qui n'aime pas Marx. L'économie au sens large qui inclut la science et la technologie. La science découvre de nouveaux phénomènes dont personne ne voit de prime abord l'utilité sociale (il faut se rappeler la réponse de Hertz que l'on interrogeait sur l'utilité de sa découverte des ondes électromagnétique: "Aucune, je suppose."), la technologie en fait des outils, des objets que les usines fabriquent et qui changent la vie des gens. Au 19eme siècle on appelait ce mouvement le Progrès, avec un grand "P". Aujourd'hui beaucoup doute que ce courant impétueux ait procuré une réelle amélioration de la condition humaine, matériellement oui, mais "spirituellement" on ne sait pas, peut-être que le berger sarde du 19eme siècle était plus heureux que l'exploitant agricole sur son tracteur vaporisant des pesticides à tous vents. Et puis il y a la planète qui souffre tellement de ce "progrès". Si beaucoup ont des doutes, très peu proposent de sortir du torrent. Les altermondialistes? Les décroissantistes? Mais sont-ce vraiment des propositions ?
Mon soutien au Parti Socialiste provient de ma conviction qu’il est un pagayeur agile.

Wednesday, May 30, 2012

Le complexe de castration d'Eric Zemmour


Que cessent les attaques d'Eric Zemmour contre Christiane Taubira
Article paru dans l'édition du Monde du 26.05.12

Depuis la formation du gouvernement, Christiane Taubira, nouvelle ministre de la justice, fait l'objet de critiques répétées. Accusée d'angélisme, de communautarisme et d'un passé indépendantiste par le Front national et l'UMP, elle semble concentrer les espoirs les plus fous de la droite et de l'extrême droite. Et si cette ministre était l'épouvantail parfait pour poursuivre la dynamique suintant le racisme qui aurait permis à Marine Le Pen de réaliser un score élevé à l'élection présidentielle et à Nicolas Sarkozy de « limiter la casse » le 6 mai ?
Ces attaques sont sournoises et masquées. Les détracteurs se défendront de vouloir mobiliser une partie de l'électorat contre la couleur de peau de Christiane Taubira, tout comme ils se défendirent de tirer sur Rachida Dati en raison de ses origines maghrébines lorsque celle-ci accéda à la même fonction régalienne.
Lors de sa chronique du 23 mai sur RTL, Eric Zemmour ne prit pas de telles précautions. Attaquant Christiane Taubira sur sa volonté de réinscrire dans le code pénal le délit de harcèlement sexuel invalidé par le Conseil constitutionnel, il s'épancha une fois de plus dans un positionnement digne de ce machisme grossier dont il ne se départ plus.
Car, pour Eric Zemmour, le délit de harcèlement sexuel est une entreprise dirigée contre les hommes. Peu importe que les lois de 1992 et de 2002 sur le harcèlement sexuel n'identifient évidemment pas le sexe des auteurs et des victimes potentiels. Il ne s'arrête pas à ces détails qu'un minimum de déontologie journalistique lui aurait pourtant commandé de présenter.
Mais Eric Zemmour va plus loin en exhumant sa vision racialisée de la société. Car qu'on se le tienne pour dit : le délit de harcèlement sexuel n'est pas simplement une attaque contre les hommes, réduits à ne plus pouvoir se détendre avec une petite main aux fesses ou à travers la sollicitation contrainte de faveurs sexuelles. Non, pour Eric Zemmour, ce que Christiane Taubira attaque, ce sont les hommes blancs.
Des hommes blancs qu'il prétend « défendre » (n'a-t-on pas connu meilleure protection ni meilleur avocat ?) en exaltant le bon temps de l'infériorité des femmes, des Noirs et des Arabes. Pour Eric Zemmour, la marche vers l'égalité qui est en train de mettre fin aux anciens rapports de sujétion est vécue comme une lente, douloureuse et inexorable chute qui n'est pas, à la lecture et à l'écoute de ses « pensées », sans créer chez lui un manifeste complexe de castration.
Complexe encore une fois présent dans sa chronique anti-Taubira puisque, au fil de ses élucubrations, Eric Zemmour nous gratifia de nouveau d'une vision des jeunes de banlieue, traversée de la crainte de leur puissance et de leur violence (remarquons au passage qu'Eric Zemmour glisse, en matière de délinquance, de la question des mineurs à celle des jeunes de banlieue).
Or, il est utile de rappeler que la vision que se fait Eric Zemmour des jeunes de banlieue est également très racialisée, comme le montrèrent les débats judiciaires qui aboutirent à la condamnation pour incitation à la discrimination raciale prononcée à son encontre le 18 février 2011.
Selon Eric Zemmour, l'« homme blanc » verrait donc sa virilité remise en cause par celle d'hommes noirs et arabes qui, eux, ne seraient pas soumis à la féminisation imposée aux hommes blancs par les militants pour l'égalité. Espérons qu'un jour les complexes d'Eric Zemmour se résoudront sur un divan plutôt que par l'expression radiophonique d'une haine quotidienne obligeamment permise par la sollicitude de RTL à l'endroit de ce personnage.
Dominique Sopo



Sunday, May 20, 2012

La lepénisation des esprits

Près de sept millions de suffrages pour Marine Le Pen, plus encore pour un Sarkozy qui n’a fait depuis cinq ans qu’attiser la haine des musulmans et des immigrés, et pas un membre du Parti socialiste, sur les plateaux de télévisions, pour prononcer le mot « racisme ». Pas un mot de condamnation morale, pas un slogan antiraciste de base, tous reprennent en revanche, en choeur avec les sarkozystes, la thématique du « vote de protestation » et des « Français qui souffrent ». Les sondeurs présents sur les plateaux ont beau venir leur rappeler que la motivation numéro un du vote Le Pen est l’hostilité à l’encontre des immigrés, et que les électeurs eux-mêmes la mettent en avant, on continue de « tendre la main » à ces Français qui souffrent, en leur promettant des « solutions à leurs problèmes » - la palme en la matière revenant, en cette soirée du 22 avril 2012, à Ségolène Royal. À mots très, très couverts, le message n’en est pas moins clair : nous n’avons rien à reprocher à votre vote, nous comprenons parfaitement que la présence d’immigrés vous fasse souffrir, et nous sommes prêts à éradiquer ce fléau qui vous cause tant de douleurs... C’est en somme, portés à un point où ils l’avaient rarement été, toute la complaisance des partis de gouvernement à l’encontre du Front National, et tout le mépris de ces partis pour les immigrés, les étrangers ou les non-blancs, qui se sont exhibés, ce soir, en un honteux spectacle. Une attitude qui a déjà fait ses preuves, depuis trente ans, en termes de lepénisation des esprits. Le texte qui suit revient sur ces trente années, et sur cette notion de lepénisation qui, pour analyser la vie politique française, n’a hélas pas fini de servir.
La présence de Jean-Marie Le Pen au second tour à l’élection présidentielle en 2002, l’existence d’une profonde discrimination selon l’origine réelle ou supposée, les profanations de lieux religieux (synagogues, mosquées, cimetières) : tous ces phénomènes et bien d’autres témoignent de la persistance d’un profond racisme en France. Depuis longtemps, philosophes, historiens, sociologues, mais aussi militants anti-racistes se sont efforcés d’expliquer ce phénomène, et depuis 2002 une explication semble s’être s’imposée : le racisme se nourrit des effets de la crise économique - chômage, précarité, détérioration des liens sociaux et des conditions de vie dans les quartiers populaires. Une explication insuffisante, voire pernicieuse, que le concept de "lepénisation" permet de contester.
Cette explication, que semble étayer le fort taux de vote pour le candidat du Front national parmi les ouvriers, présente un intérêt certain : plutôt que de renvoyer à des processus psychologiques, voire à une nature humaine invariablement méfiante par rapport à l’étranger, elle souligne l’impact de processus sociaux et économiques. Le racisme est ainsi appréhendé comme une production sociale. Pourtant, en le ramenant à un simple comportement de protestation, ce schéma ne prend pas en compte les opinions racistes comme des phénomènes autonomes, non réductibles à l’expression d’une colère sociale. Il tend également à passer sous silence les conséquences concrètes du racisme pour les populations qui le subissent. Enfin, il repose sur un certain nombre de présupposés qu’Annie Collovald s’est récemment attachée à réfuter.
Dans ce livre important, Le « populisme du FN », un dangereux contresens, l’auteure montre, à l’aide de données électorales précises, le caractère erroné des analyses qui voient dans les classes populaires les principaux soutiens du Front national. Intégrer l’abstention et la non inscription sur les listes électorales, beaucoup plus importantes chez les classes populaires, permet de donner une plus juste mesure du pourcentage d’électeurs FN au sein de cette population. Les commerçants et professions indépendantes apparaissent alors comme les premiers soutiens du parti d’extrême droite. Dans son livre, Annie Collovald retrace la genèse de ce sens devenu commun chez les spécialistes du commentaire politique, et surtout, elle invite à s’interroger sur ses effets sociaux. Avec cette analyse, en effet, s’impose « la figure fantasmatique d’un peuple menaçant pour la stabilité de la démocratie », « délégitimant tous ceux pour qui le “peuple“ est une cause à défendre au profit de la légitimation de ceux qui pour qui le “peuple“ est un problème à résoudre » [1]. Le peuple porterait ainsi une responsabilité, compréhensible mais écrasante, dans la persistance du racisme en France.
Centrant l’explication de la crise de la démocratie et de la représentation politique sur les classes populaires, cette analyse a aussi pour effet d’exonérer les élites politiques et médiatiques de toute responsabilité. Or c’est précisément le rôle joué par la classe politique et les médias dans la montée du Front national que nous voudrions souligner, ouvrant ainsi à une autre approche du racisme. Le racisme, comme nous avons voulu l’expliquer dans notre Dictionnaire de la lepénisation des esprits [2], n’est pas, ou pas spécialement, une caractéristique de la « France d’en bas » ; il est même, à beaucoup d’égards, une production de la « France d’en haut », et le résultat de la réappropriation dans ses discours de grilles d’analyse, d’arguments, de schémas de pensée d’extrême droite. À quelle réalité renvoie ce que le ministre socialiste Robert Badinter avait, le premier, qualifié de « lepénisation des esprits » ? Quelle forme a t-elle prise et jusqu’où s’est-elle étendue ?
Cette histoire n’est pas linéaire, mais deux épisodes marquants s’en dégagent : la politisation, à partir de la fin des années 1980, de la question de l’immigration et la focalisation des débats politiques autour du « problème de l’immigration » ; la montée en force, dans la seconde moitié des années 1990, des discours sécuritaires centrés sur les jeunes des classes populaires.
Le "problème de l’immigration"
Longtemps confinée au sein de l’administration [3], la question de l’immigration a fait l’objet, à partir de la fin des années 1970, d’une politisation croissante. Investie par les associations, les médias, la classe politique, elle est devenue un des objets de clivages politiques et de débats publics. Mais, loin d’être posée de façon « neutre », cette question a été problématisée d’une certaine manière. Alors que les mouvements et les associations de gauche et d’extrême gauche engagés dans cette cause voyaient leur influence décliner, l’analyse a été recadrée à la fin des années 1980 sur les problèmes que poseraient les immigrés (et non plus ceux qu’ils subissent), que ce soit à la France, à la situation de l’emploi, aux déficits publics ou encore au niveau de délinquance [4].
Outre les médias, cette évolution doit beaucoup à un certain nombre de déclarations politiques prenant pour cible les immigrés. Si des personnalités de gauche (comme le Président François Mitterrand ou le Premier Ministre Michel Rocard [5]) ont pu participer à la désignation des immigrés comme menace, la lepénisation des esprits est d’abord le fait de la droite. Jusqu’au début des années 1990, le Parti socialiste cherche à éviter la question de l’immigration, ou alors met l’accent sur le premier volet du diptyque sur lequel va reposer la politique d’immigration en France, quels que soient les gouvernements successifs : l’« intégration » des immigrés ayant vocation à rester sur le territoire français et l’éloignement des irréguliers. Au Parti communiste, les amalgames entretenus entre drogue, délinquance et immigration sont régulièrement repris par certains maires (notamment ceux de Vitry et de Montigny-lès-Cormeilles). La direction nationale, qui initialement leur apporte son soutien, évolue toutefois, à partir de la fin des années 1980, vers d’autres positions sur la question de l’immigration, soulignant la négation des droits de l’homme et l’exploitation économique des sans papiers.
C’est donc avant tout à droite, et depuis la décision de fermer les frontières en 1974, que se développent les discours les plus répressifs à l’encontre de l’immigration, d’abord en vue d’encourager les retours d’immigrés installés en France, ensuite, devant l’échec de cette politique, pour lutter contre les arrivées régulières et irrégulières. En 1986, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, s’illustre en procédant à l’expulsion collective de « 101 Maliens ». Des pratiques et un discours répressifs s’imposent, toujours plus médiatisés et progressivement banalisés en dépit des protestations qui peuvent s’exprimer.
L’orientation répressive se renforce au fur et à mesure que l’échec de la politique économique libérale « dure » menée par le gouvernement Chirac en 1986 apparaît patent. La question de l’immigration va devenir, après 1988, un vrai cheval de bataille. Un angle d’attaque privilégié est ainsi trouvé pour attaquer la gestion de la gauche. Mais l’objectif consiste aussi, en multipliant les déclarations de « fermeté » à l’encontre des immigrés, à récupérer les voix du Front national, dans les années où ce parti se développe considérablement, jusqu’à conquérir plusieurs sièges à l’Assemblée nationale et dans les conseils régionaux, ainsi que quelques mairies.
Au sein du discours qui se développe ainsi, deux idées, directement issues de la rhétorique d’extrême droite, reviennent sans cesse, pour gagner un caractère d’évidence de plus en plus partagée. La thématique de la menace va d’abord s’incarner dans la dénonciation d’une « invasion ».
Invasion
« Nous sommes victimes d’une invasion apparemment pacifique mais qui, évidemment, nous menace mortellement dans notre identité et notre sécurité », Jean-Marie Le Pen
« Le type de problèmes auxquels nous allons être confrontés n’est plus l’immigration, mais l’invasion »
, Valérie Giscard d’Estaing, UDF
« Intrusion, occupation, invasion. Les trois mots sont exacts. Pour invasion, je suis reparti consulter le dictionnaire qui donne deux définitions : action de pénétrer et de se répandre dangereusement. Et il n’est pas innocent de le comprendre. Un million de clandestins, c’est l’effectif de cent divisions, non armées certes, mais qui pèsent lourdement sur les conditions de notre existence et de notre identité nationale », Michel Poniatowski, UDF
« Ce qui était une immigration de renfort démographique devient une immigration de substitution de peuplement », Jean-Louis Debré, RPR
« Je suis maire d’une commune dans laquelle se trouvent des écoles où il y a 60
de non francophones. Je le dis calmement avec sérénité. Cela pose des problèmes aux élus locaux et cela posera dans l’avenir aux Français des problèmes considérables (...) Dans les Bouches-du-Rhône, si l’évolution actuelle se poursuit, s’il n’y a pas de diminution de la communauté étrangère, dans quelques années (probablement avant la fin du siècle), il y aura plus d’étrangers que de Français de souche »
, François Léotard, UDF
« Osons avancer une hypothèse : si 10% des 500 millions de jeunes Africains que l’Afrique comptera en 2025 venaient tenter leur chance en Europe chaque année, ce sont entre 30 et 50 millions de jeunes Africains qui arriveraient, soit la population d’un pays comme l’Espagne, c’est dire l’ampleur du problème que nous avons à gérer », Daniel Colin, RPR
« Les nations existent. Chacun défend son existence légitimement », Jean-Pierre Chevènement, MDC [6]
Ce vieux thème de l’extrême droite française, très prisé par Jean-Marie Le Pen, a été repris explicitement par la droite parlementaire au début des années 1980. « Il faut arrêter cette invasion », pouvait-on lire en 1983 dans un trac de Roger Chinaud et Jean-Pierre Bloch (UDF) en faveur du candidat Alain Juppé (RPR). Il est revenu en force au début des années 1990 et l’on a pu entendre le député RPR Jacques Myard prophétiser « la guerre civile » si rien n’était fait pour contenir les « hordes qui déferlent sous la pression démographique du Sud ». Ce discours fait apparaître les immigrés, non plus seulement comme des parasites ou comme un « problème » à régler, mais aussi comme des agresseurs, justifiant ainsi la violence qui leur est faite en la faisant passer pour un acte de légitime défense. Basé sur des analyses erronées (et maintes fois réfutées, notamment sur le lien entre immigration et chômage, immigration et déficits de la sécurité sociale, immigration et délinquance [7]), ce discours occulte en outre l’histoire d’une autre « migration », celle des colonisateurs français dans les pays du Maghreb et de l’Afrique noire, des violences qu’ils ont perpétrées et de la déstructuration de ces sociétés qui est aussi un des facteurs des migrations actuelles.
Ce discours sur l’invasion a été d’autant plus efficace qu’il est venu se greffer - deuxième thématique sur laquelle nous voudrions insister ici - sur une certaine conception de la nation française. L’immigration ne peut en effet être présentée comme un danger pour la France que parce que celle-ci est conçue comme une entité basée sur une « identité » homogène et immuable à travers des siècles. Cette nation, garantie par l’existence d’un socle de populations « de souche », héritière de valeurs communes, ne pourrait par conséquent se perpétuer qu’en limitant l’arrivant de corps « étrangers ». Cette conception nationaliste, construite sur un modèle « organiciste », nie l’histoire déjà longue de l’immigration en France, mais aussi les conditions sociales et économiques de l’intégration des immigrés. Cette vision se traduit surtout par une série de déclarations sur le « seuil de tolérance » et d’appels répétés à la mise en œuvre de « quotas ».
Seuil de tolérance
« C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité ; sinon la France ne serait plus la France. (...) Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? (...) Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-deux-Eglises, mais Colombey les deux Mosquées ! », Charles de Gaulle
« Il y a une overdose d’immigration », Jacques Chirac, RPR
« Le seuil de tolérance est franchi », Alain Juppé, RPR
« Le seuil de tolérance est dépassé depuis les années 1970 », François Mitterrand
« L’immigration est absorbable à petites doses », Jean-Pierre Chevènement [8]
L’insécurité et les nouvelles classes dangereuses
La manière de parler de l’immigration connaît certes, durant cette période, un changement positif : sans doute en raison de la légitimité acquise par les luttes de sans-papiers, la désignation du « clandestin » comme figure de la menace est devenue moins efficace, et donc moins mobilisée. Mais le contre-feu raciste ne tarde pas à se mettre en place : la « question de l’immigration » laisse la place à celle de l’« insécurité », et à la thématique de l’invasion venue de l’extérieur se substituent la mise en garde contre « la délinquance, l’insécurité et l’incivilité », l’incrimination de mineurs « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents », la désignation de « zones de non droit où la police ne va plus » et l’invocation d’une « crise de l’autorité, des repères et des valeurs ». De cette situation, « l’angélisme et le laxisme » seraient responsables, comme on nous l’a continuellement répété à partir de 1997.
Cette analyse se généralise dès le début des années 1990. La politique de la ville mise en œuvre par la gauche sur les quartiers dits sensibles, axée sur la « participation » des habitants et la « restauration du lien social », fait alors l’objet de critiques virulentes. Gérard Larcher explique par exemple dans un rapport parlementaire que cette politique, trop sociale à son goût, occulte la responsabilité des habitants et notamment des jeunes dans les problèmes de ces quartiers.
Mais c’est, il faut bien l’admettre, le retour de la gauche au pouvoir au printemps 1997 qui marque le tournant décisif puisque cette dernière opère un spectaculaire ralliement de la gauche gouvernementale à l’idéologie dite sécuritaire. Le Parti socialiste remporte en effet les élections de juillet 2007 sur la base d’un programme énonçant « trois priorités : l’emploi, la santé et l’éducation », et quelques semaines plus tard, dans son discours d’orientation générale, le premier ministre Lionel Jospin annonce finalement « deux priorités : l’emploi et la sécurité ».
Il y a donc eu un choix politique délibéré : rien, ni dans les sondages ni dans le champ politique, ne pousse alors la gauche à adopter une telle politique. La droite vient de subir une cinglante défaite électorale, le Front national connaît une crise profonde en raison de la scission entre le FN et le MNR, et la délinquance n’arrive qu’au cinquième rang des « préoccupations des Français », derrière le chômage, la pauvreté, la maladie et les accidents de la route. Elle ne deviendra la première préoccupation qu’après plusieurs années d’une intense campagne médiatique et politique [9].
Le ralliement de la gauche gouvernementale aux dogmes sécuritaires est officialisé au colloque de Villepinte en octobre 1997 : Lionel Jospin et son ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement y déclarent que « la sécurité est une valeur de gauche », en l’inscrivant dans la filiation du « droit à la sûreté » de la Déclaration des Droits de l’Homme. Cette évolution sera légitimée par une série de tribunes, rapports et expertises fortement médiatisées : rapport sur les mineurs délinquants des députés socialistes Christine Lazerges et Jean-Pierre Balduyck publié en avril 1998 (et proposant d’instaurer un couvre-feu et de « responsabiliser les parents de délinquants » par la suppression des allocations familiales) ; manifeste lancé en septembre 1998 par neuf intellectuels, intitulé « Républicains n’ayant plus peur ! » appelant à refonder la République en « restaurant l’autorité » et en instaurant la « tolérance zéro des petites infractions » pour les mineurs des « quartiers sensibles » ; publication en 1999 d’un Que sais-je ? sur les Violences et insécurités urbaines écrit par un ancien militant d’extrême droite (Xavier Raufer) et un entrepreneur en sécurité (Alain Bauer), qui expliquent qu’« au-delà de toutes les théories d’inspiration sociologique, l’origine la plus certaine du crime, c’est le criminel lui-même ».
Plusieurs livres ont déjà mis en cause la pertinence du diagnostic avancé par le gouvernement Jospin pour justifier le virage sécuritaire [10]. On insistera ici sur ses conséquences. Car ce tournant sécuritaire ne se limite pas à des discours : il s’est traduit concrètement par une législation de plus en plus répressive, et une légitimation accrue des abus policiers [11]. La loi sur la sécurité quotidienne, votée à la quasi unanimité en 2001, crée par exemple un nouveau délit, la « fraude habituelle » : les personnes interpellées dix fois pour fraude dans les transports en commun sont désormais passibles de six mois de prison et de 7500 euros d’amendes. Une autre loi votée au même moment autorise les forces de police à déloger les jeunes qui se regroupent dans les halls d’immeuble, même si aucun délit n’a été commis.
Ce tournant sécuritaire participe de la lepénisation des esprits dans la mesure où il entretient et attise la stigmatisation des classes populaires, et plus particulièrement de la jeunesse immigrée ou issue de l’immigration, dont la présence et les comportements sont présentés comme la cause des problèmes. Et si la menace ne semble plus provenir de l’extérieur du pays, le discours sécuritaire souligne toutefois de manière quasi-systématique l’origine « étrangère » de ces populations, en la présentant comme un élément crucial des problèmes sociaux. Le rapport Bénisiti, rédigé par un député de droite en 2004, constitue l’aboutissement de ce processus : consacré aux problèmes de délinquance, il met en cause le bilinguisme des enfants issus de l’immigration et appelle à stopper l’apprentissage de tout « patois » au sein de ces familles.
La volonté exprimée par Sarkozy en novembre 2005 d’expulser les émeutiers étrangers hors de France procède d’une même grille de lecture : il véhicule sournoisement l’idée que les « agitateurs » sont forcément des étrangers et consacre un fonctionnement républicain qui, loin de l’indifférence aux origines dont se prévaut la République, ne cesse de produire et d’institutionnaliser des catégories ethnicisées et essentialisées. Des « sauvageons » dont parlait le ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement aux « racailles » évoqués par son homologue du gouvernement Raffarin, on retrouve ce double processus de stigmatisation caractéristique des nouvelles classes dangereuses : l’insistance sur la délinquance et la focalisation sur les origines étrangères.
La montée en force des grilles de lecture sécuritaires a ainsi directement conforté l’analyse de Jean-Marie Le Pen selon laquelle les problèmes sociaux renverraient aux comportements déviants d’une population étrangère mal intégrée. Cette lepénisation des esprits, qui a rendu possible la présence du leader du Front national au second tour des élections présidentielles de 2002 sans même qu’il ait besoin de faire campagne, a eu des effets redoutables pour la gauche. L’hégémonie de l’approche raciste et culturaliste des problèmes sociaux s’opère aux dépens des grilles d’analyse sociales portées par la gauche depuis le dix-neuvième siècle : l’idée que les déviances sociales ne relèvent pas simplement de comportements individuels à réprimer mais renvoient à des causes socio-économiques, sur lesquelles seule une action collective peut jouer peut jouer.
Et de fait, dès la fin des années 1980, il est devenu quasiment impossible au sein de la classe politique française d’aborder l’immigration sans partir du constat d’un problème posé par l’immigration à la France. C’est donc d’un même mouvement son identité sociale et son identité anti-raciste qu’abandonne le Parti socialiste : tout se passe comment si les dirigeants de ce parti avaient renoncé à voir dans les immigrés et leurs descendants des alliés ou des victimes à défendre pour les présenter avant tout comme des fauteurs de troubles. En dépit de la création par la ministre Martine Aubry de l’éphémère Groupe d’études et de lutte contre les discriminations, ce combat ne sera jamais une priorité politique, alors même que plusieurs études témoignent d’une discrimination massive, que ce soit dans l’emploi ou dans le logement, ou encore face à la police [12].
Le « péril islamiste »
Depuis lors, on observe une certaine continuité. Au sauvageon incriminé par Jean-Pierre Chevènement fait écho la racaille dénoncée par Nicolas Sarkozy. Mais une différence de taille sépare les deux discours : là où le ministre de Jospin organisait tout son propos autour d’une opposition entre « la République » porteuse de droit et d’égalité et les jeunes délinquants en perte de repères, c’est sa propre personne que Nicolas Sarkozy présente comme recours face à la « racaille ». À cet égard, ce ne sont plus seulement des relents racistes que l’on entend mais une valorisation de la figure individuelle du chef guerrier et viril (comme le sous-entend d’ailleurs la figure phallique du karcher dans la célèbre saillie du candidat Sarkozy). Une figure caractéristique du lepénisme comme de tous les fascismes.
Ces figures plus ou moins fantasmées autour desquelles s’est organisé le débat public – au détriment par exemple du chômeur ou de l’ouvrier – n’ont cessé d’évoluer, en se focalisant notamment sur l’Islam et sur deux figures-repoussoir : le barbu et la voilée [13]. La conception culturaliste et à relents racistes d’un « choc des civilisations » fait ici sentir son influence, renforcée après le 11 septembre et la campagne bushienne contre l’Irak. Théorisée initialement par Samuel Huntington, cette thèse s’incarne aujourd’hui dans une doxa largement reprise en France, opposant un Islam par essence dangereux, violent et obscurantiste à un Occident incarnant les valeurs de laïcité, de liberté et d’égalité.
Cette focalisation récente sur les populations maghrébines, d’origine maghrébine ou plus largement associées au « monde musulman » nous incite à nous interroger, au-delà de l’influence de l’extrême droite française, sur le rôle que joue, dans la persistance du racisme, l’imaginaire et l’idéologie coloniale – une idéologie qui a irrigué l’ensemble de la classe politique et de la société française [14].

P.-S.

Initialement paru dans la revue La Pensée en mai 2006, ce texte est repris dans le recueil Les mots sont importants, de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, publié en 2010 aux Éditions Libertlia.

Notes

[1] Annie Collovald, Le « populisme du FN », un dangereux contresens, Broissieux, Le Croquant, 2004, p 18. Sur la haine du peuple que manifeste l’incrimination de « l’individu démocratique » tout puissant, voir aussi Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
[2] Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Dictionnaire de la lepénisation des esprits, Paris, Esprit frappeur, 2002
[3] Sur le traitement de l’immigration dans la période 1945-1975, voir Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France, Paris, Grasset, 2005
[4] Pour une analyse de cette évolution dans la presse, voir Simone Bonnafous, L’immigration prise aux mots, Paris, Kimé, 1991
[5] Le premier ayant déclaré en 1989 que le seuil de tolérance était atteint, tandis que le second estime, en 1990, que la France ne peut accueillir « toute la misère du monde ».
[6] J.-M. Le Pen, Présent, 30-31/09/1991 et 02/10/1991 cité dans M. Souchard, S. Wahnich et alii, Le Pen, les mots, Paris, Le Monde éditions, 1998 ; V. Giscard d’Estaing, Le Figaro Magazine, 21/09/ 1991 ; M. Poniatowski, cité dans l’Evénement du Jeudi, 31/10/1991 ; J.L.D Debré, Le Figaro, 97/11/1996 ; F. Léotard, France Inter, 03/10/1983, cité par M. Chemillier-Gendreau dans L’injustifiable, Bayard-Edition, 1998 ; D. Colin, Assemblée nationale, 17/12/1996, Journal Officiel, p. 8449 ; J.P. Chevènement, Le Monde, 26/02/1997.
[7] Voir sur ces points les articles « Avantages sociaux », « Chômage », « Délinquance », « Misère du monde », du Dictionnaire de la lepénisation des esprits, op.cit.
[8] Ch. De Gaulle, cité par A. Peyrefitte dans C’était de Gaulle, De Fallois, 1994 ; J. Chirac, 22/02/1991 et 21/06/1991 ; A. Juppé, La voix des Français, février 1991 ; F. Mitterrand, Antenne 2, 10/12/1989 ; Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 26/02/1997
[9] Cf. Pierre Tevanian, Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, L’Esprit frappeur, 2003.
[10] Laurent Mucchielli, Violences et insécurité : fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2002.
[11] Voir la chronologie de ces lois sur le site LMSI : « De Chevènement à Sarkozy : généalogie du nouvel ordre sécuritaire (1997-2004) ». Voir aussi Laurent Bonelli, La France a peur, La découverte, 2007.
[13] Sur ces figures voir Nacira Guenif-Souilamas et Eric Massé, Les féministes et le garçon arabe, Editions de l’aube, 2004, et Pierre Tevanian, Le voile médiatique, Raisons, d’agir, 2005, et La république du mépris, La Découverte, 2007
[14] Cf. Pierre Tevanian, La République du mépris, La découverte, 2007.

Friday, May 18, 2012

Entre l'UMP et le FN, les digues sont rompues

A droite, plus rien ne sera comme avant. L'évolution des courants est d'ampleur. Elle est idéologique, s'inscrit dans la géographie sociale du pays, prend sa source dans l'évolution économique de l'Europe et dans les représentations collectives qui en émanent. Elle est donc corrélée à l'établissement, en France, d'un nouvel imaginaire, lié à la mondialisation financière et à la crise déclenchée en 2008.
Constatons que la défaite de Nicolas Sarkozy n'est pas une défaite totale. Avec 48,4 % des voix, la défaite du président sortant est d'abord celle d'un homme qui n'a pas su incarner la fonction présidentielle aux yeux de ses concitoyens. Selon un sondage IFOP, les ouvriers qui se sont exprimés le 6 mai se sont détournés de lui à 57 %. Les employés ne l'ont fait qu'à seulement 52 %. La stratégie culturelle frontale de Patrick Buisson [conseiller du président sortant] n'a pas permis de contrecarrer le problème d'incarnation de Nicolas Sarkozy.
Il faut néanmoins observer que cette stratégie a renforcé l'unité culturelle des droites. François Bayrou a vu son score amputé de moitié au premier tour par rapport à 2007, au profit de Nicolas Sarkozy dans des proportions raisonnables. Ses électeurs de 2012 se sont autant reportés sur François Hollande que sur Nicolas Sarkozy au second tour. Le total du vote pour Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen est, quant à lui, supérieur à celui de 2007. La stratégie de Patrick Buisson a créé un "bloc historique" compact, culturellement unifié et mû par un antisocialisme radical.
En quelques semaines, la droite et l'extrême droite françaises ont donc accéléré leur mutation, retardée pendant des décennies par Jacques Chirac et... Jean-Marie Le Pen. Leur fond culturel s'est unifié et leurs électorats ont poursuivi leur long processus de fusion. Au coeur du maelström droitier se trouvent les zones périurbaines situées entre 30 et 70 kilomètres des grandes métropoles et qui rassemblent un tiers de nos concitoyens. Elles sont à la fois le cadre d'une forte résistance du vote UMP et d'un survote marqué en faveur de Marine Le Pen. Les nouvelles classes populaires y vivent des difficultés économiques et sociales souvent mésestimées. Elles développent un imaginaire droitier volontiers contestataire. C'est en effet là que la dynamique conservatrice demeure la plus forte.
Le Nord-Est industriel a, quant à lui, voté massivement Marine Le Pen mais également fourni d'importants contingents de votes blancs et nuls le 6 mai. Quant au Sud-Est, la fusion droite-FN est électoralement quasi achevée. Le discriminant entre le vote blanc/nul et le vote Sarkozy le 6 mai, de la part des électeurs lepénistes du 22 avril semble être social, la droite parvenant plus difficilement à capter l'électorat du Front national le plus en difficulté socialement. C'est cette réalité qui prévient tout virage économique libéral du Front national.
La crise a accéléré la mutation de l'imaginaire collectif du pays. La mondialisation financière, la peur du déclin collectif et du déclassement individuel ont nourri un occidentalo-centrisme propice aux rétractations identitaires. La clé de l'évolution de la droite parlementaire réside donc dans l'évolution de l'imaginaire collectif français, c'est-à-dire d'un univers de connotations qui détermine in fine le comportement électoral de nos concitoyens. Preuve des bouleversements en cours : le "centre-droit libéral et humaniste" a disparu de la vie politique, tout comme le gaullisme, dont le candidat [Nicolas Dupont-Aignan] n'a réalisé que 1,8 % des voix le 22 avril. Les adaptations tactiques des uns et des autres ne seront, en juin, que la résultante de cette évolution profonde du pays. Les paniques morales (réactions disproportionnées le plus souvent en rapport avec l'immigration d'origine arabo-islamique) ont été savamment exploitées par l'ancien président et la droite. Elles ont servi d'accélérateur à une reconquête d'un électorat périurbain et rural, davantage demandeur encore d'une unité nationale, traduite - par défaut - en termes identitaires.
Le Front national lui-même évolue. La "préférence nationale", théorisée par Jean-Yves Le Gallou dans les années 1980, se mue en "priorité nationale" sous l'impulsion de Marine Le Pen, qui la rend ainsi compatible avec nombre d'élus locaux UMP ou apparentés. Cette dernière reprend en fait la stratégie que Bruno Mégret avait tenté d'imposer voilà une quinzaine d'années au parti de son père. Elle mêle à cette stratégie de conquête culturelle de la droite parlementaire une tactique électorale comparable à celle du "Rassemblement national" de 1986, moins aisée cependant à mettre en place avec un scrutin uninominal à deux tours qu'avec le scrutin proportionnel.
C'est dans ce contexte que les candidats UMP vont partir en campagne pour les législatives. Marine Le Pen n'a pas écarté la possibilité de soutenir, "au cas par cas", tel ou tel des candidats UMP, accentuant ainsi la pression sur la droite parlementaire plongée en pleine schizophrénie : refus de négociation avec l'appareil frontiste mais reconnaissance implicite de la validité supposée de la "préférence nationale". La "droite populaire" semble dans ce contexte être le canot de sauvetage des députés les plus exposés dans les urnes au "Rassemblement bleu Marine", en particulier dans le Sud-Est. Le slogan de l'UMP, "Ensemble, choisissons la France", tend autant à dénoncer une gauche multiculturaliste qui n'aimerait guère la France qu'à reconnaître les bienfaits de la stratégie Buisson...
La pression sera plus forte encore aux élections locales, car c'est à ce moment que cet univers de connotations largement diffusé par la droite va produire ses effets concrets. Les cadres locaux de l'UMP, davantage perméables à l'idée d'une alliance avec des listes d'extrême droite, choisiront la survie électorale plutôt que des triangulaires. Pour le Front national, trente ans après la percée de Dreux [élections municipales partielles de 1983], le chemin du pouvoir sera ouvert. Une majorité de sympathisants de l'UMP souhaite d'ailleurs des alliances locales avec le Front national (54 % selon l'IFOP). Ils sont 77 % chez les sympathisants du FN à les souhaiter. Les ouvriers (à 36 %) sont la catégorie sociale la plus favorable à de telles alliances. Les "digues" s'affaisseront vraisemblablement en juin mais devraient surtout s'effondrer au cours des élections locales de 2014 et 2015. Si plus rien ne peut empêcher la droite de suivre son destin, la seule question désormais est celle de la prise de conscience de la gauche française.

Gaël Brustier est le coauteur de "Voyage au bout de la droite" (Mille et une nuits, 2011)

Monday, May 14, 2012

La droite devient-elle fasciste?

Sans doute vous aussi vous avez été effrayé par le score du FN et peut-être encore plus par le succès auprès des électeurs de droite du discours fasciste de Sarkozy (nation, frontières, étrangers...). L'urgence pour la gauche de contrer cette montée de l'extrême droite exige que l'on soit capable tout d'abord de la comprendre.
Il y a des éléments sociologiques, presque géographiques, assez bien délimités: le péri-urbain vote à droite (surtout à l'est), les villes restent à gauche. Cela s'explique sans doute par la misère culturelle (et en partie économique) de ces zones faites de petites villes et de villages dévitalisés, sans raison d'être. Mais au-delà, en deçà, il y a surement des causes liées à la frustration moderne du sujet freudien. La forme délocalisée de production des biens et surtout la forme de leur consommation crée un nouveau rapport à la jouissance dans lequel et le désir et l'insatisfaction sont simultanément accrus. Nous partageons tous ces frustrations, mais les populations péri-urbaines en souffrent sans doute plus que d'autres et les transmutent en haine de l'Autre. Là est le nœud, à la rencontre de la sociologie et de la psychanalyse: comment la haine nait-elle de l'éloignement.
Il y a bien sûr pas mal de gens qui réfléchissent là-dessus, des américains (George Lakoff, Drew Westen), des français aussi comme Christian Demoulin, M-J Sauret ou Emmanuel Terray et qui essayent de "penser la droite". Il est urgent de répondre à cette question: "comment la société d'abondance déclinante génère le fascisme sur sa marge?"

Saturday, May 12, 2012

Qui sont les électeurs du Front National?

Massivement le fameux "périurbain" domine. Une explication simple vient à l'esprit: ce sont des gens qui ont quitté les quartiers durs des villes et surtout des banlieues, là où il y a une proportion importante d'émigrés, pour trouver une "qualité de vie" dans des lotissement éloignés, là où le terrain est moins cher, qu'ils n'ont pas trouvée. La maison est de mauvaise qualité et les traites trop lourdes, le jardin est minuscule, les voisins trop proches et trop bruyants, les trajets pour aller travailler ou faire ses courses sont longs. On est coupé de tout, il n'y a ni poste, ni magasin, ni bistrot dans le village. Le projet de devenir petit propriétaire engendre beaucoup de frustrations. Finalement il y avait plus de vie dans le HLM de banlieue que dans le lotissement périurbain. D'où la colère contre contre cette société qui ne propose que de l'insatisfaction.

Friday, May 11, 2012

Freud et l'Autre

Freud dans “ Psychologie collective et analyse du moi “(1921) note que: "Dans les sentiments de répulsion et d'aversion qu'on éprouve à l'égard d'étrangers avec lesquels on se trouve en contact, nous pouvons voir l'expression d'un égotisme, d'un narcissisme qui cherche à s'affirmer et se comporte comme si la moindre déviation de ses propriétés et particularités individuelles impliquait une critique de ces propriétés et particularités et comme une invitation à les modifier, à les transformer. Pourquoi sont-ce précisément ces détails de la différenciation qui sont l'objet d'une aussi grande sensibilité?" 
L’autre, les "étrangers" dit Freud, menace mon narcissisme car les différences de comportement entre lui et moi constituent une critique de mes particularités. Le comportement différent de l'autre est un invitation constante à changer ma propre vie. Mon moi va résister, et ce d'autant plus qu'il se sent fragile, en réclamant à l'autre de se transformer, lui; de modifier son comportement de façon à ce qu'il ressemble au mien; de s'intégrer. Une ligne de défense efficace consiste à caricaturer l'autre. Si l'autre pratique des messes noires où il sacrifie des enfants, excise ses filles, coupe les mains qui ont du rouge aux ongles, alors la menace de la critique implicite qu'il représente s'affaiblit. En même temps puisque c'est un monstre je peux le maltraiter.
Mais même si l'étranger s'intègre, c'est à dire si ses particularités s'estompent, "les sentiments de répulsion et d'aversion" à son égard demeurent car ce sont "précisément ces détails de la différenciation" qui suscite la haine. L'acceptation de l'autre, "peu" différent (il parle notre langue sans presque aucun accent, habite les même villes que nous, à un métier semblable aux nôtres), requiert un capital narcissique suffisant: je dois m'aimer suffisamment, aimer suffisamment ma vie, pour ne pas me sentir menacer par "ses propriétés et particularités".
Pour survivre une société démocratique doit être capable d'offrir cela à chacun de ces enfants.